Suite aux printemps arabes et aux accord de Lancaster, il y a eu en Libye, une intervention militaire - franco-britannique principalement - de l’OTAN. À la lecture des journaux français on a le sentiment d’un grand chaos, il est très difficile d’avoir une visibilité sur ce qui se passe réellement là-bas. Comme toi tu y as été assez longtemps ces dernières années, que peux-tu nous dire de ce chaos, peux-tu nous aider à y voir plus clair ?
Déjà, il serait intéressant mais peut-être une autre fois - ce serait long - de revenir sur ce qu’a donné l’intervention de l’OTAN en Libye. En fait, contrairement à ce que beaucoup pensent, ça n’a pas donné un camp révolutionnaire pro-OTAN et un camp Kadhafiste anti-OTAN. On peut prendre un exemple, que certains connaissent : la ville de Misrata. Misrata est une ville importante en Libye, c’est la troisième ville démographiquement du pays, celle où il y a le tissu économique le plus important, où il y a une vie urbaine assez différente du reste du pays. Mais elle est importante aussi parce qu’entre le début du soulèvement et l’assassinat de Kadhafi, elle a émergé comme le pôle politico-militaire le plus fort militairement. Dans cette ville - qui est la ville où il y a eu l’affrontement le plus long avec l’armée de Kadhafi, avec beaucoup de destructions - les habitants considéraient l’OTAN également comme un ennemi.
C’est à dire les Misratis sont persuadés à tort ou à raison - les grands géopoliticiens nous le diront - que l’OTAN est intervenu soi-disant pour faire tomber Kadhafi mais que, en réalité, ils étaient là pour partitionner le pays et qu’ils avaient une sorte de deal avec Kadhafi : ils pouvaient garder jusqu’à Misrata, mais l’Est - c’est à dire la Cyrénaïque - devait devenir une administration internationale. Ils en veulent pour preuve le fait que pendant longtemps le combat contre Misrata était le moins lourd, alors que les forces de l’OTAN n’étaient qu’à quelques encablures maritimes, sans qu’ils interviennent à aucun moment. Cela veut dire que la perception sur place est assez différente de l’extérieur. Sur place les kadhafiens, les pro-Kadhafi, considèrent que c’est une intervention de l’OTAN contre eux, coloniale ; et la principale force qui a émergé du camp anti-Kadhafi considère aussi que l’intervention de l’OTAN était une intervention ennemie.
Quelles sont alors les forces qui ont pesé dans le conflit libyien ?
Pendant ces mois-là - du début du soulèvement (à Benghazi d’ailleurs) à l’intervention de l’OTAN, jusqu’à l’effondrement complet et final du régime de Kadhafi - ont émergé des forces qui n’existaient pas auparavant, et qui sont devenues les principaux acteurs de la scène libyenne. Au niveau de la population, cela s’est traduit par l’engagement de beaucoup de jeunes, des brigades de thowars - ça veut dire révolutionnaire en arabe - qui ont été très différentes d’une région à une autre, et surtout très différentes entre les concentrations urbaines et le reste du territoire. Hors des grandes villes, très rapidement - même si au tout début ça ne l’était pas forcément - ça s’est adossé à une solidarité tribale ; dans les grandes villes, beaucoup moins. Et avec des phénomènes très contradictoires, très ambigus, parfois avec des formes d’organisation très à la base qui perdurent aujourd’hui.
C’est-à-dire que même avec la coagulation des différentes forces, des forces plus compactes, en Libye, il est très difficile pour n’importe qui de parler avec un représentant de n’importe où - Misrata, Benghazi - et d’avoir un accord avec lui, et que cet accord soit appliqué dans les fait. Je crois d’ailleurs que c’est le principal casse-tête de ce qu’on appelle la communauté internationale. Le représentant peut être réellement envoyé par la plupart des forces, ils l’envoient, ils lui disent "vas-y, parle avec eux", mais après quand il revient, ils peuvent l’engueuler, le virer. Et cela a mis en place une sorte de dé-hiérarchisation de la société assez bizarre, qui continue à exister . Et avec une forte influence des groupes de base, même pas des brigades, des sous-brigades, enfin des petites unités où il n’y a personne qui reçoit un ordre de là-haut et qui l’applique sans discuter.
Je ne suis évidemment pas en train de décrire un truc qui est uniquement positif, il peut y avoir des décisions prises de manière très "démocratique" entre guillemets - une démocratie pas du tout représentative - qui peuvent être très préjudiciables y compris aux populations elles-mêmes. Je décris donc pas ça pour dire "ah c’est le paradis rêvé de l’autonomie, ou de la démocratie directe ou de je sais pas quoi". Mais in fine je dirais que la carte libyenne peut être lue à partir de ce que j’appelle des pôles politico-militaires locaux ou régionaux ; qui peuvent avoir des référents tribaux ou pas, et qui sont devenus les principaux acteurs de la scène libyenne.
Avec des cas qui peuvent être extrêmement différents d’un endroit à l’autre, encore une fois si on prend l’exemple de Misrata. Misrata, c’est une ville d’environ 400 000 habitants avec un très fort tissu économique, commerçant, un peu d’industrie, non-reliée au pétrole, ce qui est unique en Libye. Avec une composition disons historico-culturelle très particulière : les Misratis sont réputés - se considèrent et sont considérés - comme étant les descendants de ce que les Libyens appellent les Kouloughlis. Les Kouloughlis, ce sont les administrateurs de l’Empire Ottoman qui se sont mariés à des libyens, et qui ont eu des enfants là-bas, qui peuvent être turcs, bosniaques, albanais, etc. Enfin je ne sais pas si vous connaissez un peu l’histoire de l’Empire Ottoman, qui avait une organisation très particulière de ses administrations, avec des lieux de recrutement très différents selon ce que l’on doit faire, selon si on est émissaires ou administrateurs, mais c’est trop long à raconter.
Mais bref, ça, ça fait que les Misratis se considèrent et sont considérés comme un corps un peu étranger au tissu tribal, ordinaire, du reste de la Libye, qui sont censés être les descendants de troncs tribaux originels qui sont les Banu Hilal et Banu S’lim, qui au IXe siècle sont partis du Yémen et d’Égypte pour étendre l’Islam vers l’Afrique du Nord. Et ça c’est vraiment quelque chose qui reste très présent dans la perception. C’est-à-dire que les non-Misratis disent que les Misratis ne sont pas libyens, que ce sont des turcs. Vice-versa les Misratis se considèrent comme étant beaucoup plus évolués que les tribus de bédouins, de montagnards qui constituent le reste du territoire.
Et cette ville-là, parce qu’elle a mené peut-être le combat le plus long contre l’armée de Kadhafi, a acquis une pré-expérience militaire, même si elle était très éclatée parce qu’il y avait énormément de brigades différentes, qui se coordonnaient ensemble selon une organisation pas du tout classique pour défendre la ville. C’est une grande ville où il n’y a pas d’affrontement entre les différentes tribus, il y a eu des positions différentes d’un groupe à l’autre mais pas adossées sur un esprit de corps...
Donc ils ont eu une expérience militaire assez longue, et ils ont réussi à obtenir pas mal d’armement, principalement en récupérant des armes au régime, et en partie avec un soutien principalement turc et qatari.
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