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Vues de Gazi, les luttes d’un quartier populaire d’Istanbul

Un “reportage”, que nous a fait parvenir Yann Renoult, qui photographie le quartier Gazi autant avec ses mots qu’avec son appareil. C’est un Istanbul populaire, à distance des cartes postales, qu’il décrit.

Un Istanbul fruit des strates de l’histoire politique du pays, des exils et des vies reconstruites “en une nuit”. C’est encore aussi pour un temps le quartier des luttes, des mouvements d’opposition, des traditions populaires de combat. Rien d’étonnant à ce qu’il soit lui aussi dans la ligne de mire du régime…

Une jeep de la police dévale l’avenue Ismet Paşa en vrombissant, lâchant derrière elle une nuée de gaz lacrymogène, ses phares déchirant l’obscurité. A son approche, une poignée de jeunes masqués de rouge, armés de cocktails molotovs et parfois de fusils à pompe, s’éparpillent dans les ruelles perpendiculaires. Les voitures se hâtent, les passants masquent d’une main leur visage, toussant et pleurant. La scène est presque quotidienne à « Gazi », comme on surnomme populairement ce groupe de quartiers situés dans le district de Sultangazi, et comprenant Gazi Mahallesi, Yunus Emre, Yetmiş beşinci Mahallesi et Zübeyda. Seul un bus passant une fois par heure relie les 30 000 habitants de cette partie de la métropole située au nord-ouest d’Istanbul, à la place Taksim, à une vingtaine de kilomètres de là, aux rues célèbres pour leurs boutiques de mode et leur vie nocturne.

Construit dans les années 80 et peuplé en majorité d’Alévis, branche minoritaire de l’islam chiite, le quartier est connu pour être un bastion de l’extrême gauche turque et kurde. On y trouve à peu près toutes les organisations illégales et qualifiées de terroristes par l’état turc : PKK, le MLKP, MKP, TKP/ML, DHKP-C… Et leurs émanations politiques légales, le HDP pro-kurde ou l’ESP marxiste léniniste par exemple. Ayant subis de nombreux massacres au cours du siècle dernier, notamment dans la région de Dersim en 1937, puis plus récemment à Maraş à la fin des années 80, les Alévis de Turquie ont souvent constitué les forces vives de l’extrême gauche turque. Les Kurdes Alévis rejoignent d’ailleurs plus souvent les partis d’extrême gauche tels que le DHKP-C (marxiste léniniste), le MLKP (marxiste léniniste) ou le MKP (maoïste), plutôt que le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), majoritairement composé de kurdes sunnites, même si le mouvement en lui-même n’accorde aucune importance au fait religieux.

Lors de la guerre civile des années 90 à l’est du pays, opposant état turc et PKK, une partie des Kurdes chassés de leurs villages par les exactions de l’armée trouvèrent refuge à Istanbul, qui devint ainsi la ville du pays accueillant le plus de Kurdes. Ils n’eurent d’autres choix que de s’installer dans les quartiers périphériques de la ville, dont Gazi.

Pour autant, les familles se sont vues rattrapées par la violence qu’elles fuyaient. En mars 1995, suite à l’attaque de quatre cafés et d’une pâtisserie par un groupe inconnu, les habitants de Gazi descendirent dans la rue pour réclamer justice et des émeutes éclatèrent, réprimées à balles réelles par la police. Une vingtaine de personnes seront tuées. Depuis, la pression policière sur le quartier n’a pas cessé, tout comme la forte politisation de ses habitants qui lui ont valu sa réputation.

Les migrants des années 90, faute de moyens, durent s’installer dans des gecekondu (littéralement : “montés dans la nuit”), habitats de bric et de broc, semblables aux favelas brésiliennes, qu’ils construisirent ou rachetèrent à ceux arrivés avant eux, qui avaient déménagé dans les immeubles nouvellement construits dans le quartier. Au fur et à mesure des travaux effectués par leurs habitants, les gecekondu devinrent des maisons en dur. La plupart d’entre elles possèdent un jardin où leurs occupants peuvent cultiver quelques fruits et légumes, et élever des volailles. Au fil des ans, les conditions de vie se sont améliorées. L’électricité est arrivée, les routes ont été goudronnées.

Mais la mairie n’a pas fait grand chose pour les riverains, qui ont du par exemple raccorder eux-mêmes leurs logements à l’évacuation des eaux usées. Les gecekondu existent aujourd’hui majoritairement dans une zone située au nord-est du quartier. Malgré l’inconfort des lieux, la plupart des habitants refusent de quitter leurs logements. Les populations qui s’y sont installées, marquées par la violence des années 90 ou simplement venues pour des raisons économiques, y ont recréé une vie de village telles qu’ils la connaissaient dans les campagnes dont ils sont originaires. Et à s’y promener, entre les figuiers des jardins et les poules qui déambulent dans la rue, on a effectivement peine à croire qu’on est toujours à Istanbul.

Hasan possède quelques appartement dans un autre quartier, dont la location lui assure une rente. Mais lui, préfère vivre dans le quartier des gecekondu, qu’il trouve plus tranquille. D’autres s’y installent, pour échapper à des créanciers trop pressants, voire à la justice. Jusqu’à l’arrivée des réfugiés syriens, qui représentent la dernière vague d’installation, « tout le monde se connaissait » affirme Zeynep, qui habite le quartier depuis plus de vingt ans. A son installation, raconte-t-elle, « il n’y avait pas de portes aux maisons, que des rideaux ». Elle ne pense partir pour rien au monde. Ce n’est pas tant qu’elle aime sa maison, qu’elle loue 350TL par mois à un propriétaire qui réside en Allemagne… Les rues sont raides, et le seul hôpital du quartier est éloigné. Mais de toutes façons, elle n’a plus rien au Kurdistan, et sa vie est ici à présent. La plupart des habitants ne possèdent aucun titre de propriété . Les maisons se louent ou s’achètent de la main à la main. Néanmoins, ils payent quand même des taxes à l’état, autour de 300TL par an. « Pas question qu’on parte puisqu’on paye », dit, bravache, un ouvrier originaire de Bingöl, en s’appuyant sur le manche de sa pelle.

Akram est journaliste dans le quartier depuis vingt-cinq ans. Comme beaucoup d’activistes, il voit avec inquiétude les tours des « gated communities » et des nouveaux grands ensembles flambants neufs et hors de prix, encercler peu à peu le quartier, comme, par exemple les « Avrupa » et « Avrupa 2 », dans lesquels la location d’un logement peut atteindre plusieurs milliers d’euros par mois, d’après le site booking.com. Fait significatif, un bureau du Kensel Dönüşüm Binasi s’est ouvert près de Gazi. C’est ce service de la mairie d’Istanbul qui gère l’urbanisme et les reconstructions de quartier.

La rumeur circule qu’un architecte proche de l’AKP, le parti du président Erdoğan, aurait parlé de projets immobiliers dans le quartier. Les activistes craignent que les gecekondu soient les premiers à être démolis pour que soient construits des centres commerciaux, ou de grands immeubles d’habitation aux loyers inaccessibles pour les habitants du quartier. Près de leur emplacement se trouve une forêt de pins, qui surplombe un immense barrage, qui est également une réserve naturelle. Cet espace vert est important dans la vie du quartier. Les familles viennent y pique-niquer le weekend, et s’y détendre. Mais, depuis quelques temps, la mairie a rendu l’endroit payant, ce qui n’est pas sans susciter certaines tensions. En avril, des groupes conservateurs sont venus y provoquer les vendeurs de journaux des organisations d’extrême gauche. Une partie des arbres situés sur le versant opposé au parc ont été coupés, laissant présager de futurs travaux. Autant de signes qui inquiètent, même si pour le moment aucune notice d’éviction n’est parvenue aux occupants des gecekondu.

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“Daesh assassin” sur le tag

Les activistes du quartier lient les projets de promotion immobilière à la recrudescence de l’activité policière depuis plusieurs mois. Selon eux, l’état fait tout pour briser les organisations politiques du quartier, et chasser les habitants, usés par la violence quotidienne. Régulièrement, des enfants désoeuvrés vont tromper leur ennui en harcelant les véhicules de la police en faction près de l’artère principale. « Pour eux c’est un jeu, ça ne sert à rien et ça pourri la vie des habitants », se désole Fadime alors qu’à l’autre bout de la rue deux enfants d’une douzaine d’années courent derrière un blindé, bouteilles en verre à la main.

Volkan, qui habite le quartier depuis les années 90, affirme que les policiers eux-même encouragent ces enfants à les attaquer, en leur donnant de la nourriture ou de l’argent, afin de justifier leur intervention. Un discours tenu par trop d’habitants pour n’être qu’une rumeur. A chaque flambée de violence, les transports s’interrompent, parfois pendant plusieurs jours, isolant davantage encore le quartier. La criminalité est également en hausse, malgré les efforts des organisations politiques qui luttent contre, parfois de manière violente, en tabassant et exécutant dealers et braqueurs. Pour la plupart des habitants croisés, la police encourage cette montée de la délinquance en laissant les revendeurs de drogue travailler en toute impunité, et en ne fermant pas les maisons closes, connues de tous. Quelques gangs, comme le Nabur, commencent même à s’opposer violemment aux organisations d’extrême gauche qui tenaient jusque là le haut du pavé dans le quartier.

Et déjà, cette politique commence à faire effet. De nombreux habitants ont déménagé, laissant la place à une nouvelle population aux convictions politiques différentes, parfois opposées. Une partie des habitants du quartier de Fatih, réputé très conservateur et victime lui aussi de la promotion immobilière, ont été relogés à Gazi après avoir été chassés de chez eux. Un grand drapeau turc, inhabituel dans les environs, flotte d’ailleurs sur les rues du quartier qu’ils occupent, proche du commissariat qui a lui même des allures de base militaire.

Fatigués, les habitants ne se mobilisent plus autant qu’avant, et la police attaque systématiquement tout rassemblement dans l’espace public.

Pendant la période des manifestations du parc Gezi, en 2013, il y avait eu une forte solidarité des habitants du quartier avec les manifestants de la place Taksim, et tous les jours l’ambiance était insurrectionnelle dans les rues. Mais la fougue est retombée. Si la population est encore capable de se mobiliser pour de grands événements, comme le meeting du HDP du 23 juillet 2016, organisé à Gazi suite à la tentative de coup d’état en Turquie, au quotidien, c’est la lassitude qui commence à prendre le dessus, constate Volkan.

Gül, professeur de lycée dans le quartier, nuance le propos en observant que ses élèves font preuve très tôt d’une conscience politique marquée. Mais elle admet que son établissement fait exception. Les organisations politiques, elles non plus, n’arrivent pas à s’unir et à avoir une action commune. « Nous n’avons pas forcément les mêmes idées ni les mêmes méthodes, mais ici tout le monde se connaît, on sait qui est membre de quel groupe et quand c’est nécessaire on fait front tous ensemble », explique Fadime, militante proche du MKP. Les différents groupes font en effet taire leurs divergences quand il s’agit de s’unir pour s’opposer à l’État, ou aux trafiquants de drogue qui tentent d’investir le quartier. « Les gens d’ici sont très pauvres, luttent pour survivre et payer leurs loyers, beaucoup jettent l’éponge et se réfugient dans l’alcool, les trafiquants tentent d’attirer les jeunes en leur vendant de la drogue, avec la complicité de la police, qui laisse faire », estime la jeune femme. Néanmoins, la tentative de monter ensemble une association contre la drogue a fait long feu, celle-ci ayant en plus du subir le harcèlement de la police.

Le DHKP-C, très présent dans le quartier par l’intermédiaire de ses membres ou de structures sympathisantes, finit par agacer de par la violence de ses militants, qui usent de méthodes expéditives contre les dealers, mais aussi les prostituées ou les petits criminels, plutôt que de leur proposer des alternatives. Le parti tente malgré tout quelques actions vers la population, par exemple en épongeant les dettes des plus démunis.

Le PKK, qui possède une importante capacité de mobilisation dans le quartier, n’agit pas au quotidien mais travaille plutôt sur la politisation de ses sympathisants. Si MLKP et MKP par exemple soutiennent le PKK, le DHKP-C lui reproche de ne s’intéresser qu’à la cause kurde. Ces antagonismes entre organisations rivales freinent l’action commune et vont jusqu’à provoquer des accrochages.

Les multiples associations civiles du quartier, tout comme les Cemevi, lieux de rassemblement pour les Alévis, finissent par être toutes affiliées à une organisation politique. Comme le dit Volkan, « il n’y a rien de direct. Mais quand une organisation politique voit une association se créer dans son secteur, elle s’y infiltre et finit par la noyauter ». Il n’y a pas de structure globales, de conseil de quartier pour traiter les problèmes des habitants. Et les quelques associations non politisées sont des associations de village, qui s’occupent par exemple de l’organisation des mariages, des enterrements. Le district est dirigé par un maire issu de l’AKP et donc partisan des politiques d’urbanisation.

Signe d’un changement dans la politisation du quartier, lors de la tentative de coup d’état, des habitants se sont organisés en cortège avec des drapeaux turcs et ont tenté de rejoindre la mairie en soutien au président Erdoğan. Les militants d’extrême gauche ont tenté en vain de leur barrer la route. Plus tard, un groupe composé d’ultra-nationalistes a tenté une incursion dans le quartier, protégé par la police.

« Si la situation continue, les gens d’ici vont prendre les armes et ce sera sanglant » prédit Fadime, « Je ne souhaite pas qu’on en arrive là, nous serons peut être forcé de mener le combat contre l’Etat mais nous ne sommes pas en position de le remporter » ajoute-t-elle, l’air sombre.


P.-S.

La suite sur Kedistan
Le travail du photographe, Yann Renoult, sur Cargo Collective


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Urgence Sovkipeu

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